Vous me direz, encore un article qui va parler des Enfers et du monde des morts comme pour Hunger Games il y a un an ? Eh bien oui, et c’est pas de ma faute. C’est la faute d’un mignon petit chat et de son pote oiseau !
Flow, sous-titré le chat qui n’avait pas peur de l’eau, est un film d’animation du réalisateur letton Gints Zilbalodis. Comme le dévoile la ligne ajoutée au titre en français, on y suit un matou noir aux yeux dorés dans sa lutte pour sa survie. Pourquoi ? Eh bien parce que le monde dans lequel il vit, qui semble avoir été habité par l’être humain mais ne l’est plus, est ravagé par la montée des eaux que ce soit sous forme de vague ou d’inondation. Bande-annonce !
Le film m’a beaucoup touché, non-seulement parce qu’on y suit un petit chat, mais aussi par son dispositif « silencieux ». Les animaux n’y sont pas anthropomorphes, ne dialoguent pas et ont un comportement presque toujours naturel. Là où le film aurait pu se contenter de singer une nature animale de manière documentaire, il se dote pourtant d’une vraie narration et arrive à créer une histoire qui mêle la fable écologique, philosophie et intertextualité. C’est là le véritable tour de force du film selon moi, convoquer par la contemplation, des analogies qui résonnent avec le spectateur.
En guise d’exemple, on va étudier d’un peu plus près un des compagnons de ce chat embarqué dans des eaux diluviennes : l’oiseau. Aucun média ne semble l’avoir identifié à la différence du capybara, du maki catta (lémurien) et du golden retriever, tous nommés d’après leurs espèces. Il a pourtant un nom singulier qui donne tout son sens à son parcours narratif : le messager sagittaire, Sagittarius serpentarius, de son nom latin.
Le messager sagittaire : des noms d’oiseaux
Rapide histoire naturelle
Cet oiseau est originaire des plaines africaines, plus précisément des milieux tropicaux du centre du continent. Il s’agit d’un des rapaces les plus hauts sur patte et appartient à la catégorie des Serpentaires, comme le laisse présager son nom latin. Il se nourrit de serpents, entre autres puisqu’on compte dans son alimentation aussi bien les rongeurs que les sauterelles… ou les tortues ! Ses longues cannes d’échassier qui le rapprochent de la cigogne lui permettent de marcher sur des distances allant jusqu’à trente-cinq kilomètres. Une prouesse rare pour un oiseau.
Étymologies romantiques
Et pour le nom de “messager sagittaire” ? C’est là que celui qui aime le symbolisme en moi se réveille. Et aussi celui qui a rendu un mémoire de Master sur l’Académie des sciences au XVIIIème siècle. On trouve au sujet du messager sagittaire un article particulièrement complet de Ian Glenn sur la toile (en anglais), datant de 2018.
L’historien y reprend chronologiquement cet histoire d’étymologie. Vosmaer, un naturaliste néerlandais du milieu du XVIIème siècle, affirme que le terme Sagittaire est utilisé pour désigner l’oiseau par les populations locales du Cap. Cela aurait quelque chose à voir avec sa démarche qui ressemble à celle d’un archer, ainsi que sa capacité à projeter des pailles en l’air avec ses ailes. Plus tard, Vosmaer aurait ajouté une note, indiquant que le terme Sagittarius aurait dérivé vers Secretarius. Une porte ouverte pour que Buffon s’empare du terme avec fantaisie onze ans plus tard pour son Histoire naturelle.
Ce savant, qui a son siège à l’Académie royale des sciences en France, nomme l’oiseau « le Secrétaire » ou « le Messager ». Il évoque avec une poésie propre à son époque, le fait que les plumes plantées sur le crâne de l’oiseau évoquent les plumes d’écriture que les secrétaires se coinçaient alors derrière les oreilles lors de leur exercice. Pour ce qui est du terme Messager, le mystère reste entier. Soit on peut opter pour la version pragmatique : le secrétaire rédige des messages. Soit entre ces histoires d’archers, de sagittaires et de secrétaires, Buffon y a vu un lien avec Hermès, le messager des dieux. En tout cas c’est cette connexion avec le divin et le ciel que semble avoir retenu Gints Zilbalodis.
Astres, aurores et oiseaux
Pour spoiler franchement et remettre le film en mémoire pour ceux qui l’auraient oublié. Dans la dernière partie de Flow, le chat suit tout en haut d’une curieuse concrétion rocheuse (presque lovecraftienne dans son gigantisme qui semble provenir d’avant le monde). Au terme de cette ascension, il rejoint le messager sagittaire qui s’envole alors en direction des aurores boréales qui dansent dans le ciel. Il n’en reviendra jamais. C’est évidemment la métaphore de la mort de l’animal qui vient dès lors à l’esprit, de la manière la plus onirique possible. Mais en seconde lecture, on peut y lire des parallèles avec d’autres animaux psychopompes, capables de passer la frontière entre les mondes. Notamment ceux de la mort et de la vie.
Pour trouver des liens avec le film qui nous occupe, il faut distinguer deux parties dans l’acte du messager sagittaire rejoignant les étoiles. L’oiseau lié aux étoiles d’abord, et les aurores, qu’elles soient boréales ou astrales de l’autre.
La Voie lactée, refuge des oiseaux psychopompes
En ce qui concerne les astres, c’est souvent dans leur regroupement que va se nicher la symbolique, et plus précisément dans le phénomène de la Voie lactée. Les peuples arabes, de leur côté, ont leur propres constellations et ce sont bien des autruches que l’on retrouve de part et d’autres de ce qu’ils appellent « Le Fleuve » et donc la Voie lactée. Une constellation désigne un groupe qui vient boire au fleuve tandis que l’autre repart, inscrivant le déroulé d’une histoire dans les étoiles à la manière d’une bande-dessinée. Et cette scène narrative dans le firmament est chez nous davantage connue sous le nom de… constellation du Sagittaire ! Cette dernière peut d’ailleurs se rapprocher de la constellation du Centaure, visible dans l’hémisphère sud et accrochée elle aussi à la Voie Lactée. Après tout, les deux termes désignent des êtres chimériques associant l’homme et l’animal sous la forme d’un archer légendaire.
Du côté des Amérindiens, la Voie Lactée est simplement désignée comme le « chemin des morts », dont les feux de camp brillent dans le ciel, répondant à ceux des vivants qui les allument quand vient la nuit. Pas d’oiseau dans cette histoire, mais déjà une histoire de défunts dans les étoiles (je vous ai déjà parle de ma passion venue de l’enfance pour Cœur de dragon ?).
Il suffira d’un cygne, un matin
C’est finalement vers le Kalevala et la mythologie finnoise qu’il va falloir se tourner pour retrouver nos oiseaux, même si ce lien entre un phénomène céleste sous forme à la fois de rivière/fleuve et de passage vers le monde des morts prend tout son sens dans Flow (qui a parlé du Styx ?). Les Finnois (et les Estoniens, qui partagent avec eux leur mythologie, les uns ont le Kalevala, les autres le Kalevipoeg et il y a beaucoup de points communs !) ont baptisé la Voie Lactée, encore elle, Linnunrata, le « chemin des oiseaux » puisque c’était le sentier emprunté par les migrateurs pour aller se réfugier au Lintukoto, sorte d’endroit paradisiaque où vivent les oiseaux. Donc des oiseaux passeurs qui vont dans une autre dimension.
On trouve aussi dans cette mythologie, un cygne dans le Tuonela, le monde des morts. Le héros Lemminkäinen s’y rend au cours de son aventure dans le Kalevala avec pour mission de tuer l’oiseau. Il y renonce cependant, avant d’être déchiqueté par un serpent. Encore des oiseaux et des morts donc. Mais nous allons laisser le sujet du cygne de côté. Si cela vous intéresse, voici un excellent article sur son rôle de psychopompe.
L’étrange goût de mort saoule mon âme jusqu’à l’aurore
Oui, il s’agit bien d’une citation de la chanson Allan de Mylène Farmer, rien de moins. Nous avons vu précédemment le lien des oiseaux, des étoiles et de la mort. Connectons encore un peu tout ça en allant du côté de ces phénomènes célestes appelés aurores polaires, qu’elles soient boréales ou astrales.
Depuis une dizaine d’années, nous avons tous été suffisamment abreuvé par Marvel pour connaître Thor, Odin et tous leurs copains. Et donc le Bifröst, ce pont arc-en-ciel qui joint les Neufs mondes de la mythologie nordique et notamment, permet d’accéder au monde des morts. C’est également en le foulant que les âmes des guerriers morts au combat se dirigent vers les portes du Valhalla, où ils festoient jusqu’à la venue du Ragnarok. Dans d’autres légendes nordiques, ces rideaux lumineux qui s’agitent dans le ciel sont issues du dernier souffle de celui qui passe de vie à trépas. Du côté des Samis, le peuple finno-ougrien, ce sont bien les morts qui se manifestent dans ces apparitions, comme chez certains Amérindiens ou les Inuits qui y voient les âmes de défunts jouant dans le ciel.
Goupix, attaque “Rideau de feu !”
Du côté du Kalevala et de la Finlande, rien de tout cela, puisqu’elles portent le nom de revontulets littéralement des renards de feu. Les histoires y font état d’une course de renards polaires qui dans le ciel, effleurent les montagnes et s’embrasent, donnant naissance aux lumières. Quel rapport avec les oiseaux que cette histoire de goupil flamboyant ? Bon, déjà les renards de feu, c’est cool, mais surtout, cela rejoint une légende danoise qui permet de boucler avec nos affaires de Voie lactées plus haut. En effet, selon celle-ci, les aurores boréales seraient causées par des cygnes se mettant au défi de voler le plus au nord possible. Certains auraient fini prisonniers des glaces éternelles. Battant des ailes pour s’échapper de leur prison, ils auraient alors projeté des gerbes de lumière dans le ciel, donnant naissance aux aurores.
Des cygnes donc. Des oiseaux qui sont liés à la mort, comme d’autres à la Voie Lactée, laquelle traverse la constellation du Sagittaire qui donne son nom au messager qui apparaît dans Flow et…
Conclusion
Le titre de Flow, qui désigne le courant (et pas le nom du chat comme le laisse suggérer le titre français) pourrait aussi embarquer tous ces animaux vers le monde des morts. Le messager sagittaire est dans le film le barreur du navire, ce qui le rapproche d’un genre de Charron du règne animal. Et cette séquence est belle et bien la clef du film, si l’on en croit la partition composée par le réalisateur Gints Zilbalodis lui-même. La mélodie de la séquence de l’envol évoquée est d’ailleurs intitulée Flow away dans la bande-originale, ce qui renforce le lien entre les lumières du ciel, le rôle de l’oiseau et le chemin parcouru sur les eaux. Et c’est bien en suivant ce courant qu’on est arrivé ici, en tirant un fil qui nous a fait parcourir différents mondes, naturels, étymologiques et mythologiques.
Il est temps de s’arrêter après cette analyse qui doit déjà vous faire fumer le cerveau. Ou me traiter de fou furieux, qui sait ? Un dernier petit mot concernant le statut du messager sagittaire puisque cet animal, au même titre que le maki katta (lémurien) présent dans le film, est menacé d’extinction aujourd’hui. Il y a donc probablement une autre thématique à fouiller ici, dans l’union pour la survie de deux espèces domestiques (chien et chat) et deux espèces sauvages (maki kappa et messager) avec pour trait d’union une espèce qui fait l’objet d’un statut entre les deux, le capybara. Enfin ce sera pour une autre fois. Là, faut que j’aille ouvrir la porte au chat.
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